Jean Vaysse m’a demandé d’écrire un texte pour présenter un point de vue différent, ou du moins une vision élargie des théories tant à la mode sur le microbiote et les relations intestins-cerveau. Le trône sur lequel notre ventre est placé depuis un certain nombre d’années est-il à ce point mérité ? Possède-t-il un pouvoir directeur aussi déterminant sur notre santé, sur nos émotions et sur nos comportements ? Ne peut-on pas lui contester cette place, ou encore discerner d’autres centres névralgiques de commandement agissant sur la complexité psychosomatique de l’être humain ?
C’est pour apporter quelques éléments de réponse à ces questions que se situent les propos que je vais développer. Si je me donne la liberté d’égratigner ou de relativiser certaines des conclusions que de nombreux chercheurs et thérapeutes tiennent pour acquis, mon respect pour ces personnes qui font évoluer les connaissances est total, tout comme il l’est pour les malades qui cherchent où ils le peuvent des solutions à leurs souffrances.
Considérations épistémologiques
Quand on lit un article qui présente un sujet, quand bien même s’appuie-t-il sur des connaissances et des études scientifiques, il est à mon sens toujours nécessaire de ne pas tout absorber sans avoir au préalable bien mastiqué les données rapportées. Au risque parfois d’ingérer, mélangés à des éléments factuels et certains, les croyances et présupposés que l’auteur a voulu faire passer, consciemment ou non, et sans aucune mauvaise intention.
Même un scientifique a trop souvent tendance à se targuer de l’objectivité la plus parfaite, et quand sa parole est prononcée, il faudrait que plus rien ne soit dit. Pourtant, l’épistémologie et toutes les études portant sur la façon de produire des connaissances montrent sans équivoque que la subjectivité garde une place très importante dans toute production scientifique, que celle-ci soit fondamentale ou
appliquée. Sans parler même des erreurs méthodologiques, procédurales et de la multitude d’autres biais dont aucune étude ne peut pleinement s’exonérer.
Les présupposés, croyances, conditionnements, distorsions cognitives et autres mirages (n’évoquons même pas les éventuels intérêts financiers de différentes sortes qui pourraient exister) infiltrent toujours, à des degrés divers, les processus mentaux des scientifiques les plus sérieux ainsi que la conduite de leurs recherches.
Il est extrêmement difficile, pour une personne humaine, de s’affranchir de tout cela, comme il l’est de ses désirs de réussite ou plus simplement d’avoir raison.
Depuis le début de la pandémie qui nous a touchés collectivement en 2020, l’illustration a été faite et refaite qu’à partir des mêmes faits, les théories et les réponses pratiques peuvent être multiples et contradictoires. Nous avons même assisté à des confrontations de passions et à une violence par médias ou réseaux sociaux interposés extrêmement vives. Passion au sens de ce qui obscurcit la raison. Et là où la passion se montre, il est évident que ce sont des facteurs psychologiques et émotionnels qui déterminent les opinions, et non plus l’intelligence pure.
Il faut dire qu’il est bien normal que l’acquisition des connaissances et que notre compréhension du réel n’avancent que pas à pas, après bien des tâtonnements et autant d’essais et d’erreurs. Après tout, nous ne possédons au départ que cinq sens pour enregistrer les informations du monde extérieur, chacun d’entre eux n’ayant qu’un spectre de fréquences très limité auquel il est sensible. Malgré cette limitation
majeure, le cerveau humain est capable de représentations conceptuelles prodigieuses et de s’adapter au monde dans lequel nous vivons de façon exceptionnelle.
Nos capacités limitées et notre propension à nous tromper ne sont pas à déplorer ; ce qui l’est d’avantage est le fait d’avoir des certitudes qui n’admettent pas notre fragilité mentale et notre aptitude à mal ou à ne pas assez bien interpréter les choses. Nous avons évidemment besoin de représentations pour nous adapter à l’existence, même plus ou moins erronées, mais nous pouvons en même temps garder un doute constructif et salutaire sur leur véracité ou leur précision. La méthode du doute cartésien me paraît bien utile. Elle consiste à ne rien prendre pour acquis, même ce qui semble évident au premier regard. Un doute positif donc, opposé au scepticisme qui est par nature négatif. Et un doute provisoire, jusqu’à ce qu’il se brise contre le roc des faits.
C’est ainsi qu’à l’époque où il était communément admis que la Terre était plate - il paraît que certains le croient toujours, ce qui est la preuve qu’à cette époque la machine à se transporter dans le futur existait et que des personnes de cette époque nous ont été expédiées – les cartes de l’Europe et du Moyen Orient permettaient aux marins de naviguer d’un point à l’autre avec succès, même avec un modèle en grande partie erroné.
Mais gare à ceux qui ont annoncé les premiers que la Terre était un globe tournant sur lui-même et autour du Soleil. À quels débats enflammés nous aurions assisté si les réseaux sociaux avaient existé alors ! À cette époque, il paraissait plus simple d’enflammer les individus coupables de subversion idéologique.
Nous pouvons comprendre à partir de cet exemple le premier grand biais qui est intriqué à notre fonctionnement intellectuel : nos sens nous font éprouver sans équivoque que la Terre est plate et que le Soleil tourne autour de nous d’Est en Ouest. Il a fallu toute la puissance d’esprits puissants et éclairés pour sortir de l’illusion de l’observation première donnée par les sens. Autant pour la célèbre formule je ne crois que ce que je vois !
Le deuxième grand biais que j’aimerais évoquer est celui que notre cerveau utilise pour fabriquer de la compréhension aux choses concrètes qui lui sont présentées ou à celles abstraites qu’il essaye d’appréhender. Ceci est dû au fait que notre cerveau, ou bien ce facteur central de la conscience que l’on appelle le « moi », a un besoin impératif de trouver du sens et de l’intelligibilité à chaque fois que c’est possible. Grace à nos apprentissages et nos conditionnements, nous avons des sortes de schémas mentaux et psychologiques, des autoroutes neurales ou encore des compartiments sémantiques, et tout ce qui passe à notre portée doit essayer de rentrer de gré ou de force à l’intérieur, quitte à en être complètement déformés. Et si cela ne rentre pas, nous avons des capacités de déni, de scotomisation ou d’oubli qui viennent à la rescousse. Nous nous laissons aller par facilité et confort dans des processus d’auto-renforcement de nos croyances et opinions avec une extrême avidité. D’ailleurs, la principale aractéristique d’une croyance est de croire qu’elle est vraie – CQFD.
Et puis, pour renforcer le tout, dès qu’il y a du vide ou de l’information manquante, notre cerveau fabrique, invente et bouche les trous.
Pour illustrer cela, regardez le schéma ci-dessous : vous voyez un triangle blanc qui en réalité n’existe pas. Ce qui est factuel ici sont 3 angles ouverts, et 3 disques incomplets.
Notre cerveau fabrique bel et bien le triangle blanc.
Pour élargir ces idées et les appliquer à la façon dont les idées scientifiques naissent, se développent (et meurent parfois en étant invalidées par de nouvelles données et/ou par des esprits plus aiguisés), prenons un exemple bien connu, celui de la découverte de la double hélice d’ADN dans les années 50 par Watson et Crick.
Découverte fabuleuse s’il en est, preuve du caractère génial de l’esprit humain, cet animal pensant qui sait porter son regard vers le bas, vers le haut, en avant et en arrière, mais aussi en lui, puis encore dans l’infiniment petit comme dans l’infiniment grand. Au passage, j’en profite pour dire que sachant cela, rien ne permet d’être pessimiste sur l’avenir de l’humanité. Notre esprit, collectivement, est à même de
résoudre tous les défis, ceux de la nature comme ceux que les Hommes s’imposent à eux-mêmes.
Dans les années 70/80, la communauté scientifique a défendu le fait que l’ADN déterminait toute chose dans l’organisme et s’est prise à croire que lorsque l’on aurait séquencé la totalité de notre génome, la vie n’aurait pour ainsi dire plus de secrets pour nous et l’on serait capable de résoudre l’ensemble des maladies qui nous affectent. Le génome pesait sur nos destinées de façon écrasante.
Je me souviens de mes professeurs d’université - je suivais à l’époque un cursus de biologie - qui étaient des zélateurs absolus de cette nouvelle science génétique, organisant des réunions avec les étudiants portant sur la « stratégie du gène », et allant jusqu’à nous démontrer que c’étaient nos gènes qui dirigeaient tous nos comportements, ce qui ne va pas sans rappeler certaines choses que l’on peut lire au sujet de notre microbiote. Par exemple, si nous, humains, avions des désirs sexuels, cela était piloté à l’arrière-plan par nos gènes qui nous programmaient pour nous reproduire, afin qu’eux-mêmes puissent se dupliquer. Si le mouvement MeToo avait existé alors, cela aurait été un bon argument à faire valoir par les avocats des accusés d’aujourd’hui. Ni responsable, ni coupable, juste manipulable…
Le projet génome humain fût lancé fin 1988 et sa mission fût d'établir le séquençage complet de l'ADN du génome humain. Il s’est achevé en avril 2003. Le Téléthon, qui s’inscrivait dans ce courant tant prometteur, a d’ailleurs vu le jour en 1987.
Je ne sais pas comment les scientifiques qui fondaient tous leurs espoirs dans cette étude censée leur procurer une puissance toute Promethéenne ont réagi quand les conclusions de l’étude ont été publiées, mais nous pouvons supposer une forte déception.
En effet, comme le rapporte Bruce Lipton, l’organisme humain étant constitué d’environ 100 000 protéines différentes, l’on s’attendait à dénombrer sensiblement le même nombre de gènes.
Or surprise, le génome humain n’est finalement composé que de 25 000 gènes. Alors comment coder quatre fois plus de protéines, d’autant plus qu’il faut de surcroît des gènes régulateurs associés à ceux qui codent les protéines ? Plus de 80% de l’ADN prévu n’existe finalement pas !
Il y a donc tout un assemblage de matériel protéique dans notre corps dont le codage ou l’assemblage n’est pas le fait de nos gènes. Ceux-ci, pour ainsi dire, ne fournissent que des plans de masse ainsi que des potentialités, mais tous les détails de fonctionnement de l’organisme, ainsi que sa propension à développer certaines maladies ou au contraire à s’en prémunir, sont sous la dépendance d’autres facteurs.
C’est de là qu’est née la science de l’épigénétique.
Pire encore, 25 000 gènes dans notre organisme qui compte approximativement 3.1013 cellules (c’est-à-dire 30 000 milliards !), à comparer avec les chiffres du Nématode, petit ver préhistorique qui n’est constitué que de 969 cellules, alors que son génome contient 24 000 gènes !
La drosophile a un génome de seulement 15 000 gènes, alors que cet insecte est beaucoup plus complexe que le Nématode.
La complexité du vivant ne repose pas sur la primauté des gènes. Elle inclut bien d’autres facteurs. L’épigénèse2 a été réhabilitée et l’on comprend de mieux en mieux que les gènes sont influencés par de nombreux facteurs qui permettent de régler leur expression, voire de la bloquer.
Cette découverte illustre à merveille le processus de l’illusion mentale. A partir de certains faits réels et indéniables, considérant tous les biais cognitifs et psychologiques dont nous avons parlé, et il en existe encore beaucoup d’autres, se crée une image conceptuelle, une représentation de laquelle émanent de nombreuses branches et sous-branches, formées d’extrapolations, de généralisations abusives, de déviations, de conclusions hâtives, d’applications diverses, une mode parfois, le tout formant un
nouveau paradigme qui va être repris à des échelons divers par d’autres scientifiques, puis par des (pseudo-)spécialistes divers et variés, enfin toucher un vaste public, et ne plus être remis en question… jusqu’à ce que tôt ou tard il le soit bien entendu.
Chaque époque a ses propres mirages : au XVII siècle, des médecins ont tenté de réaliser des transfusions sanguines à partir de sang de chien ou de mouton pour soigner des maladies mentales. Cela peut faire sourire aujourd’hui, mais ils étaient animés des mêmes convictions que les scientifiques modernes.
Rappelons-nous aussi le nombre important de patients à qui l’on a pratiqué une lobotomie afin de traiter leur affection mentale.
A chaque époque, les progrès scientifiques engendrent en même temps que l’accroissement des connaissances, un orgueil démesuré qui nous fait croire que désormais « nous savons ». Et gare à celui qui n’adhère pas totalement au crédo dominant !
Pour conclure sur cette mise en perspective de la façon dont se construisent nos savoirs et fonctionne notre intellect, je citerai un auteur anonyme, un grand penseur libre s’il en est : « Penser est d’abord un exercice de la liberté. C’est une pratique, un certain usage de soi qui se nomme risque, essai, tentative : philosophie de la liberté, de l’autonomie, de l’indépendance. Philosophie aussi de l’intuition. » JDR
Reprécisons si besoin que nous avons là deux choses différentes. Le microbiote est l’ensemble des micro-organismes vivant dans un écosystème donné, le plus documenté étant le microbiote intestinal. Ce qui est appelé second cerveau est représenté par les amas de neurones ou ganglions présents dans les couches musculaires et muqueuses de notre intestin, considéré aujourd’hui comme une partie du système nerveux autonome, et régulé lui-même par les autres branches, les plus importantes, de ce système nerveux autonome : la branche parasympathique (en particulier le nerf vague) et la branche sympathique.
Microbiote et deuxième cerveau sont deux choses qui, à mon sens, ont été l’objet de ce phénomène d’illusion dont j’ai parlé à propos de la génétique, pour ne former dans l’esprit du public non averti une seule illusion globale : le pouvoir de notre ventre.
Toute illusion repose sur des faits tangibles et sur certains paramètres objectifs.
C’est le cas des mirages : « Le mirage (du latin miror, mirari : s'étonner, contempler) est un phénomène optique dû à la déviation des faisceaux lumineux par des superpositions de couches d'air de températures différentes. En fait, il s'agit d'une propagation anormale de la lumière dans une atmosphère où la température, la pression et l'humidité ne varient pas verticalement selon la normale. La déviation de ces rayons donne alors l'impression que l'objet que l'on regarde est à un endroit autre que son emplacement réel, et peut déformer l'image observée3 ».
Un mirage est une illusion d'optique, et cela peut s’appliquer à toutes nos interprétations.
Il faut alors être libre de s’interroger sur la validité de certaines conclusions rapportées par de nombreuses études ou articles qui portent microbiote et du second cerveau :
- Le microbiote est-il vraiment responsable à ce point de notre santé, de nos
émotions et de nos comportements ? - Existe-t-il autant d’intolérances au gluten ou aux produits laitiers que ce que
l’on imagine ? - Quelle est la place du second cerveau et du microbiote dans le fonctionnement
global psychosomatique de l’être humain ? - N’existe-t-il pas d’autres facteurs tout aussi importants, voire plus, qui
pourraient être responsable de notre état de santé ou de maladie ?
Il y a dans ces questions qui nous occupent, un certain nombre de faits, un très grand nombre même, en raison des milliers d’études qui leur sont consacrées, et des observations in vitro ou in vivo tout à fait objectives. Du moins je le crois – je ne peux rien faire d’autre que d’y croire ou non – car je dois admettre que je n’ai ni la formation universitaire, ni les capacités de faire ou de vérifier toutes les expériences effectuées, ni de juger des milliers d’études réalisées. Mais j’ai suffisamment confiance dans la science pour admettre la plus grande partie des faits rapportés. Par contre, je n’admets pas pour autant toutes les conclusions qui en dérivent, comme je vais le montrer.
Où l’on évoque encore le génome
Faisant écho à ce que nous avons rapporté plus haut à propos des conclusions largement exagérées qui faisaient suite à la découverte du génome, certaines données nous rapportent que compte tenu de la diversité des familles bactériennes qui constituent notre microbiote, la totalité du matériel génétique de cet ensemble est des milliers de fois plus importante quantitativement que notre propre génome.
Il peut y avoir là un glissement à partir de faits quantitatifs observés vers une croyance exprimant perception du monde, de la vie ou de l’être humain toute subjective. Je le répète, la science de l’épigénétique nous a montré de ne pas surévaluer l’influence des gènes. Notre marge de manœuvre existe et rend le cadre génétique dans lequel agit notre être nettement moins rigide que ce que l’on pensait.
De plus, on ne peut pas simplement opposer quelques millions de gènes bactériens à nos quelques 23 ou 25 000. Le génome de chaque type de bactéries ne contient pas plus de gènes que ceux formant le génome humain. C’est simplement l’addition des gènes des nombreuses variétés et souches formant le microbiote qui aboutit à ce nombre. Rien ne permet d’affirmer que l’influence purement génétique serait due à un bataillon de gènes de toutes les espèces, tous réunis en un front commun pour dominer notre propre génome. Qui peut dire quel gène s’exprime, à quel moment, comment et dans quelles conditions, et quel est le bilan de toutes les expressions génétiques, bactériennes et humaines ? Personne évidemment.
Microbiote, autisme et maladie d’Alzheimer
Une première prudence s’impose quant aux conclusions des études, sachant nombreuses d’entre elles sont pratiquées sur des animaux dépourvus de microbiote.
Ce n’est pas une condition que l’on retrouve chez l’être humain qui lui, est ensemencé des bactéries maternelles dès le début de son existence. Il y a donc une différence de taille, de nature à ce que les résultats observés en laboratoire ne soient pas forcément identiques à ceux d’une personne humaine au microbiote unique, comme le sont ses empreintes digitales. Une même cause n’engendrera donc pas les mêmes effets d’une personne à l’autre, c’est une évidence. Tout le monde connaît par exemple des personnes qui mangent en quantité impressionnante, avec des apports caloriques quotidiens bien au-delà des normes tout en restant parfaitement minces, tandis que d’autres prennent un kilogramme au moindre regard envieux sur une pâtisserie…
La supplémentation en probiotiques est donc à relativiser (du moins dans l’annonce des promesses qui sont faîtes) et le terrain réactif du patient doit être pris en compte.
Dans ce cas plus que dans d’autres, les réponses médicamenteuses ne peuvent pas être identiques pour tous. Combien de patients ais-je eu en consultation présentant des troubles digestifs variés et récurrents et qui, pourtant, avaient déjà reçus des traitements à base de probiotiques sans résultat probant, ou au moins durable ?
J’aimerais citer ici les propos que Noémie BIARD soutien dans la conclusion de sa thèse pour l’obtention du Diplôme d’État en Pharmacie.
« Il est nécessaire que nous conservions un œil critique sur les produits probiotiques et les bienfaits médiatisés par leurs fabricants. Gardons à l’esprit que toutes les souches ne se valent pas en termes d’effets et d’efficacité. Chaque souche dispose d’une pharmacocinétique et d’une pharmacodynamique qui lui sont propres et qui ne peuvent être extrapolées à d’autres souches. Afin d’agir au niveau intestinal, la survie digestive des probiotiques est primordiale : ils doivent franchir la barrière acide de l’estomac, puis résister aux sels biliaires rencontrés dans l’intestin grêle. Leurs activités et modes d’action in situ sont ensuite variés, offrant de multiples possibilités préventives et curatives.
Celles-ci reposent encore sur de nombreuses hypothèses et les investigations expérimentales ou cliniques ne suffisent pas toujours à confirmer les arguments « marketing » des industriels. Nous avons pu constater que de nombreuses études, initialement prometteuses, souffraient de faiblesses méthodologiques et de biais statistiques. Les recherches, notamment in vivo chez l’Homme, doivent être poursuivies afin de clarifier les modes d’action des probiotiques, d’établir leurs indications et leurs posologies. »
On voit ainsi que, malgré les milliers d’études conduites sur le sujet, la prudence et la patience sont toujours requises. Les intérêts des laboratoires ne vont pas toujours de pair avec la plus grande probité, et ceux-ci ont toujours intérêt à souffler sur les braises des espoirs anxieux du public à trouver la solution miracle à leurs affections.
Pour revenir sur une affirmation rencontrée souvent dans la littérature sur le sujet : « le lien entre qualité du microbiote et autisme ou Alzheimer est prouvé. »
Nous avons affaire ici à mon sens à l’un des glissements les plus fréquents rencontrés dans le monde scientifique. On étend la preuve, c’est-à-dire à une corrélation mathématique le plus souvent, à toute une idée, un concept ainsi qu’à d’éventuelles applications pratiques. Et ainsi, on sous-entend une « vérité » qui n’existe peut-être pas toujours, démarche contraire à la logique scientifique.
Ce qui est prouvé dans ce cas, c’est très certainement qu’il existe une corrélation statistique entre une qualité (appauvrie j’imagine ?) du microbiote et la fréquence de l’autisme ou de la maladie d’Alzheimer.
Par ailleurs, cette conclusion qui voudrait être affirmée, exclut du processus de réflexion tous les cas d’autisme et de maladie d’Alzheimer qui présentent un microbiote sain. Pourquoi est-ce le cas, nul ne le sait, et nul ne cherche à y répondre.
Exclus également, tous les cas d’individus porteurs d’un microbiote dérangé et qui ne sont ni autistes, ni ne développeront une maladie d’Alzheimer. Pourquoi ? Même constatation.
Une étude scientifique doit toujours être suivie d’une discussion portant sur les éventuels biais, les restrictions de l’étude, les questions sans réponses et celles qui émergent de l’étude, etc., avant d’en arriver à la conclusion qui ne peut être que provisoire.
Pour expliquer cette corrélation statistique qui apparaît entre les deux paramètres (qualité du microbiote d’un côté, maladie de l’autre), il est tout à fait possible qu’existent un autre facteur, ou plusieurs, qui déterminent en amont à la fois la mauvaise qualité du microbiote ainsi que l’apparition ou la facilitation de certaines maladies.
Prenons un exemple tout à fait imaginaire : une étude sociologique a démontré que depuis le boom observé dans l’acquisition de résidences secondaires de luxe, il y avait une augmentation statistiquement significative des vols avec violence. Ce que l’étude n’a pas pris en compte, c’est que peu de temps avant ce boom et cette augmentation, les inégalités entre les 1% les plus riches et les 30% les plus pauvres avaient augmentées de 200% en l’espace de deux ans. Là est peut-être le facteur commun aux deux variables étudiées par l’étude.
Voilà le type de tour de passe-passe ou de raccourci qui amène à des conclusions prématurées ou incorrectes.
Le mal vient de la vie moderne
Voici un autre argument des milliers de fois entendu, possédant dans certains milieux le statut de vérité non critiquable et à propos duquel je me réserve le droit de la faire passer à l’épreuve du doute cartésien : notre alimentation moderne est déséquilibrée et, avec le concours des antibiotiques, notre microbiote s’est appauvri.
L’histoire montre pourtant sans réserve, qu’au cours des siècles passés, le plus souvent, la petite minorité de riches mangeait beaucoup trop et d’une façon trop riche… et que les pauvres ne mangeaient pas assez, souffraient de nombreuses carences quand ils ne mourraient pas littéralement de faim. L’espérance de vie est quand même un paramètre qui ne trompe pas ; elle n’a fait qu’augmenter pour atteindre des sommets jamais atteints jusqu’alors. Les antibiotiques et, peut-on le dire en cette période de polémiques, les vaccins également, ont sans conteste joué un rôle prépondérant et prolongé la durée de vie de millions d’individus.
Comme le disait Voltaire dans son poème Le Mondain,
« Moi je rends grâce à la nature sage
Qui pour mon bien m’a fait naître à cet âge
Tant décrié par nos tristes frondeurs… »
A chaque époque, il y eut de tristes frondeurs pour se plaindre de la leur, et regretter le temps d’avant qui était forcément mieux. Ce qui me semble aussi, c’est qu’en plus d’une vie rallongée, nous n’avons jamais eu autant de temps libre qu’aujourd’hui, des heures creuses qui ne sauraient se remplir que de loisirs. Alors nous avons du temps et de l’espace pour sentir nos corps et pour s’en plaindre, si notre esprit n’est pas occupé à de plus constructives occupations.
Bien sûr, en toutes choses – et en tout progrès – il y a des abus, des erreurs, des exagérations et des déviations, et avec le temps nous apprenons à corriger le tir. Derrière les idéologies naturopathiques, se tiennent des idées justes, et mieux manger et moins se soigner est un chemin de progrès qu’il nous faudra encore d’avantage parcourir.
De la focalisation de l’attention
Un autre point qui me semble important à soulever, c’est lorsqu’une question commence à retenir l’intérêt, d’abord des scientifiques, puis des organismes décideurs et détenteurs des fonds de recherche, ensuite de ceux qui vont pouvoir en tirer des bénéfices et enfin du public, il y a un effet boule de neige d’une part, et d’autre part une focalisation du regard et des recherches qui ont tendance à devenir unilatéraux.
Depuis plus d’un demi-siècle, et de façon exponentielle ces dernières années, les recherches sur le microbiote se comptent par centaines, voire par milliers.
Or toutes ces études ont en commun de se concentrer sur l’axe ascendant microbiote-cerveau, ou plus largement sur l’axe intestin/cerveau en prenant en compte ce fameux deuxième cerveau du ventre.
Nous ne saurions le nier, ces études ont pu collecter un grand nombre de faits dont nous ne pouvons pas ne pas tenir compte et ont permis de soulever des hypothèses prometteuses et quelques ébauches thérapeutiques dans la prise en charge de nombreuses maladies gastro-intestinales, rhumatismales et neurodégénératives. Le meilleur est sans doute à venir.
En revanche, et c’est à prendre en compte, le nombre d’études portant sur l’axe descendant, cerveau-intestins (et cerveau-microbiote), et même sur l’axe cœur-cerveau-intestins sont infiniment moins nombreuses. Pourtant, l’intérêt conceptuel et les possibilités thérapeutiques n’en sont pas moins importants que les précédents. Il est bien connu que l’on ne trouve pas ce que l’on ne cherche pas, et vice-versa, et ma position est donc une position de faiblesse pour argumenter.
Voyons quand même s’il existe quelques données sur lesquelles nous pouvons nous appuyer pour comprendre l’axe descendant et, par-là, identifier les facteurs de contrôle et de régulation directs ou indirects de la qualité du microbiote.
Les conclusions de plusieurs recherches, menées par le professeur Bruno Bonaz, chef du service de gastro-entérologie du CHU de Grenoble, sont importantes. Les voici :
« Le nerf vague, en raison de son rôle dans la conscience intéroceptive, est capable de capter les métabolites du microbiote à travers ses afférences, de transférer cette information intestinale au système nerveux central où elle est intégrée dans le réseau autonome central [j’en parlerai un peu plus loin], puis de générer une réponse adaptée ou inappropriée. Une voie anti-inflammatoire cholinergique a été décrite à travers les fibres du nerf vague, capable d'atténuer l'inflammation périphérique et de diminuer la perméabilité intestinale, modulant ainsi très probablement la composition du microbiote [c’est moi qui souligne]. Le stress inhibe le nerf vague et a des effets délétères sur le tractus gastro-intestinal et sur le icrobiote, et est impliqué dans la physiopathologie des troubles gastro-intestinaux tels que le syndrome de l’intestin irritable (SII) et les maladies inflammatoires de l'intestin (MICI) qui sont tous deux caractérisés par une dysbiose. Un faible tonus vagal a été décrit chez les patients atteints de MICI et de SII favorisant ainsi l'inflammation périphérique. Cibler le nerf vague, par exemple par une stimulation du nerf vague qui a des propriétés anti-inflammatoires, serait intéressant pour restaurer l'homéostasie dans l'axe microbiote-intestin-cerveau. »
Voilà de quoi ajouter une autre lumière à la théorie trop unilatérale qui voit des liens de cause à effet entre le microbiote et de nombreuses pathologies psychiques, neurodégénératives, articulaires et intestinales. L’idée qu’une dysbiose serait responsable d’une grande porosité intestinale, permettant le passage dans le sang de molécules toxiques que l’on retrouve dans le cerveau a certainement un fondement réel, mais l’inverse n’en est pas moins vrai. Une bonne régulation cérébrale, de justes interactions cœur-cerveau, contemporains d’une saine gestion émotionnelle, réduisent la porosité intestinale et régulent l’équilibre des différentes populations bactériennes de l’intestin.
Il me paraît judicieux de garder à l’esprit que la nature nous a doté des mécanismes protecteurs pour en contrer ou minimiser les effets délétères du microbiote. Sans quoi, nous n’aurions jamais pu passer avec succès les épreuves de la sélection naturelle et devenir l’une des espèces dominantes de cette planète. Les facultés d’adaptation et d’autoguérison que nous avons sont tout simplement extraordinaires. Alors ne soyons pas trop effrayés par ces bactéries avec lesquelles nous nous sommes co-développés.
Le professeur Bonaz évoque les effets pernicieux du stress sur l’action bénéfique du nerf vague et, partant, favorisant l’inflammation et de nombreuses affections. Le stress ! Voilà un adversaire qu’il ne faut pas négliger, ainsi que ce qui le favorise grandement : la mauvaise gestion de nos émotions. Il n’est pas absurde de penser qu’être en proie de colères récurrentes, d’irritations, de frustrations, de jalousie, de déceptions, de tristesse, de peurs… finit par altérer notre microbiote. Alors, est-ce que cultiver la joie, l’équanimité, la gratitude, le recul et un certain stoïcisme ne serait pas le meilleur des probiotiques ?
Dans une autre étude, le professeur Bonaz précise encore un peu plus l’action du nerf vague : « Le nerf vague est un élément clé des axes neuro-immunitaire et cerveau-intestin grâce à une communication bidirectionnelle entre le cerveau et le tractus gastro-intestinal. Un double rôle anti-inflammatoire du nerf vague est observé en utilisant soit des afférences vagales, ciblant l'axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien, soit des efférences vagales, ciblant la voie anti-inflammatoire cholinergique. Le système nerveux sympathique et le nerf vague agissent en synergie, par l'intermédiaire du nerf splénique, pour inhiber la libération du facteur de nécrose tumorale alpha (TNFa) par les macrophages des tissus périphériques et de la rate. En raison de son effet anti-inflammatoire, le nerf vague est une cible thérapeutique dans le traitement des troubles inflammatoires chroniques où le TNFa est un composant clé ».
Provenant d’un éminent spécialiste du tube digestif, on ne peut que prêter une oreille attentive à ses assertions : le nerf vague, outre son rôle antiinflammatoire (jouant également un rôle protecteur dans les cancers, notamment en diminuant la progression des tumeurs et en freinant la diffusion des métastases) est capable d’influencer le microbiote dans un sens positif, ainsi que réduire la perméabilité intestinale, responsable de tant d’intolérances alimentaires. Le professeur Bonaz utilise en particulier la stimulation électrique quotidienne du nerf vague, sur une période d’au moins trois mois, ainsi que, pour apprendre à gérer son stress et ses émotions, l’apprentissage de la cohérence cardiaque au patient pour une pratique
régulière en autonomie. Il n’hésite pas à conseiller des approches psychothérapeutiques lorsque cela s’avère nécessaire.
Le cerveau est essentiel dans la régulation intestinale
L’un des arguments mis en avant communément pour étayer le rôle majeur que notre ventre et nos bactéries possèdent, est que les informations qui vont du ventre au cerveau sont, quantitativement, beaucoup plus importantes que celles qui vont du cerveau au ventre.
Nous savons en effet que le nerf vague comprend 80% de fibres sensitives (véhiculant des informations en provenance des organes du cou, du thorax et de l’abdomen vers le cerveau) contre 20% de fibres motrices (véhiculant des ordres moteurs provenant des centres de régulation cérébraux vers nos organes).
Malgré sa logique purement comptable, cet argument est encore spéculatif. Opposer deux valeurs quantitatives ne renseigne en rien sur les aspects qualitatifs.
Prenons une analogie : pour assurer la sécurité de la nation, l’État a besoin d’un réseau de renseignements très développé, comprenant un nombre très important d’agents de renseignements, d’informateurs, d’officiers de liaison, etc.
Pour autant, les décisions prises pour préserver la sécurité ne proviennent que d’un nombre restreint de personnes et la chaîne de commandement (qui correspond à l’axe descendant) est beaucoup moins importante quantitativement. La précision des ordres et des actions à mettre en œuvre nécessite d’ailleurs une certaine concentration des pouvoirs. Pourquoi n’en serait-il pas de même dans la régulation de notre corps ?
Qu’on ne s’y méprenne pas, je ne suis pas contre l’emploi des probiotiques à titre palliatif, pour lutter contre des symptômes et tâcher d’aider les gens à se sentir mieux.
C’est une démarche hautement louable. Ce que je conteste, ce sont les mirages qui entourent les faits, et la croyance que la santé, les humeurs et comportements se tiennent tout entier dans notre ventre.
Un autre élément qui démontre qu’il existe une régulation descendante du ventre par le cerveau est celui-ci : des chercheurs ont identifié un lien bidirectionnel entre les lésions cérébrales traumatiques et des changements intestinaux qui en découlent.
Dans un sens, les lésions cérébrales peuvent contribuer à une augmentation des infections bactériennes du tractus gastro-intestinal chez les patients et peuvent également aggraver les lésions cérébrales chroniques.
Cette infection bactérienne peut en retour augmenter l'inflammation cérébrale post-traumatique et la perte tissulaire associée.
L’augmentation des infections bactériennes du tractus gastro-intestinal est contemporaine d’un déséquilibre du microbiote. Le cerveau, ainsi que tout ce qui se passe à l’intérieur de notre boite noire, est donc dans un rapport diplomatique avec nos bactéries ! Que la diplomatie échoue, et c’est la guerre avec ses conséquences pathologiques.
Dans un autre article, sont discutées les diverses fonctions du nerf vague qui en font une cible attrayante dans le traitement des troubles psychiatriques et gastro-intestinaux. Il existe des preuves préliminaires que la stimulation du nerf vague est un traitement complémentaire prometteur pour la dépression réfractaire au traitement, le trouble de stress post-traumatique et la maladie intestinale inflammatoire. Les
traitements qui ciblent le nerf vague augmentent le tonus vagal et inhibent la production de cytokines. Les deux sont des mécanismes importants de résilience. La stimulation des fibres afférentes vagales dans l'intestin influence les systèmes cérébraux monoaminergiques du tronc cérébral qui jouent un rôle crucial dans les principales affections psychiatriques, telles que les troubles de l'humeur et l'anxiété.
Par ailleurs, il existe des preuves préliminaires que les bactéries intestinales ont un effet bénéfique sur l'humeur et l'anxiété, en partie en affectant l'activité du nerf vague. Étant donné que le tonus vagal est corrélé à la capacité de réguler les réponses au stress (comme nous allons le voir dans le paragraphe suivant) et peut être influencé par la respiration, l’augmentation de ce tonus par la méditation et le yoga contribue probablement à la résilience et à l'atténuation des symptômes d'humeur et d'anxiété.
Nous avons donc à notre disposition là encore des outils qui vont renforcer notre tonus vagal et toute la régulation cérébrale centrale comme nous allons à présent le détailler.
Le modèle d'intégration neuroviscérale :
Ce modèle postule que le tonus vagal cardiaque, indexé par la Variabilité du Rythme Cardiaque (VRC), peut indiquer l'intégrité fonctionnelle de tout un réseau de neurones impliqués dans les interactions émotion-cognition.
La VRC est associée au traitement cognitif ascendant et descendant des stimuli émotionnels. Une VRC élevée au repos est associée à une modulation cognitive des stimuli émotionnels descendante et ascendante plus adaptative et fonctionnelle, ce qui peut faciliter une régulation efficace des émotions. Inversement, une VRC de repos basse est associée à des réponses cognitives hyper-vigilantes et inadaptées aux stimuli émotionnels, qui peuvent entraver la régulation des émotions.
L'autorégulation fait référence à la capacité de réguler les pensées, les émotions et les comportements, permettant ainsi de choisir des réponses appropriées aux différentes situations. Plusieurs mécanismes neuronaux associés à l'autorégulation cognitive, émotionnelle ainsi qu’à celle du système nerveux autonome ont été identifiés, dont l'un est le réseau autonome central (ou central autonomous network = CAN). Le CAN a été impliqué dans la création de réponses viscéromotrices, neuroendocriniennes et comportementales adaptatives et flexibles pour diverses exigences environnementales. Les structures du CAN incluent le gyrus cingulaire antérieur, l'insula, le cortex préfrontal ventromédial, le noyau central de l'amygdale, le noyau paraventriculaire et les noyaux apparentés de l'hypothalamus, la matière grise
périaquaducale, le noyau du tractus solitaire (NTS), le noyau ambigu et les cordons neurovégétatifs médullaires. Les structures cérébrales du CAN sont réciproquement connectées et les informations peuvent circuler de manière descendante et ascendante.
En particulier, les circuits inhibiteurs sous-corticaux préfrontaux-au sein du CAN jouent un rôle essentiel dans la fonction d'autorégulation. Dans des circonstances normales, le cortex préfrontal identifie les signaux de sécurité de l'environnement et exerce son contrôle inhibiteur sur les circuits sous-corticaux sympatho-excitateurs, y compris le noyau central de l'amygdale. Cette régulation préfrontale permet à un organisme de fournir des réponses optimales pour différentes demandes de situation. Dans des situations menaçantes et incertaines, la régulation inhibitrice préfrontale diminue et les circuits sous-corticaux sympatho-excitatifs apportent une réponse par défaut aux menaces.
Une régulation préfrontale réduite peut entraîner une activité sous-corticale hyperactive, entraînant une activation prolongée des mécanismes du comportement défensif, notamment l'hypervigilance et la cognition persévérante (par exemple, inquiétude ou rumination). Sans surprise, la perturbation des circuits préfrontaux sous-corticaux a été associée à un large éventail de psychopathologies, notamment la dépression, l’anxiété, la schizophrénie et les comportements addictifs.
Selon le modèle d'intégration neuroviscérale, le fonctionnement des circuits inhibiteurs préfrontaux sous-corticaux essentiels à l'autorégulation est lié au cœur via le nerf vague qui fournit des entrées inhibitrices au cœur.
De toute évidence, il existe un lien entre le VRC et les circuits préfrontaux sous-
corticaux essentiels à la maîtrise de soi cognitive et émotionnelle.
Plusieurs études pharmacologiques et de neuro-imagerie ont mis en évidence le lien entre les circuits inhibiteurs préfrontaux sous-corticaux et le tonus vagal cardiaque indexé par la VRC au repos.
Une activité vagale puissante et flexible est donc l’une des clés de ce système de régulation, point de départ de toute la régulation descendante de nos organes en particulier, mais aussi de tous les tissus du corps en y contrôlant le niveau d’inflammation.
Nous disposons de nombreuses études qui ont montré le rôle préventif et/ou curatif d’une bonne activité du nerf vague dans de nombreuses affections. Par exemple, l’augmentation de l’état inflammatoire dans le corps détermine la pathogenèse de la sepsie, de l'athérosclérose, de l'obésité, du cancer, des maladies pulmonaires, des maladies inflammatoires de l'intestin, de la neurodégénérescence, de la sclérose en plaques et de la polyarthrite rhumatoïde (Nathan et Ding, 2010).
En ce qui concerne le douloureux fléau du cancer, nous avons déjà à notre disposition plusieurs études11 qui confirment le rôle protecteur et bénéfique du nerf vague, et donc celui des régulations descendantes cœur-cerveau-reste du corps.
Selon Stephen Porges12, une VRC élevée est sous le contrôle de la branche la plus évoluée du nerf vague (appelée nerf vague ventral). Le nerf vague ventral fonctionne de façon optimale lorsque notre système nerveux central identifie des signaux de sécurité et lorsque la connexion que nous avons avec l’environnement, avec les autres et avec nous-même est satisfaisante.
Ainsi, un état émotionnel positif, serein, engagé, joyeux, empathique… détermine une régulation descendante optimale sur nos viscères et est facteur de santé et de la meilleure régulation possible.
En contrôlant le mieux possible l’inflammation, la perméabilité intestinale aux molécules toxiques et allergisantes, ainsi que le système nerveux entérique, une bonne activité vagale est aussi l’antidote aux éventuels effets délétères du microbiote, tout en régulant l’équilibre des différentes souches bactériennes.
L’émotion
Nous venons de le voir, la qualité de notre équilibre émotionnel et la puissance de régulation du nerf vague ventral sont deux choses qui vont de pair.
Si les moyens externes pour renforcer le nerf vague sont bien entendu utiles, le facteur essentiel, primordial et le plus causal est celui de l’émotion. J’en ai beaucoup parlé dans mon livre et développe le sujet de manière approfondie dans une formation en ligne, et je n’en dirai que quelques mots ici.
De toute évidence, au stade actuel de l’évolution de l’humanité, le facteur le plus central de la majorité des individus est celui de l’émotion. C’est elle qui conditionne tout notre psychisme, y compris nos pensées et nos opinions à l’arrière-plan desquelles se tiennent des complexes psychologiques, des émotions et des passions.
L’être humain se tient-là écartelé entre son passé et son futur. Passions tristes, comme la nostalgie du passé où les jours et les nuits étaient plus beaux qu’à présent ; passions tristes encore, liées aux regrets, remords ou encore aux traumatismes que nous avons subis.
Anticipations imaginatives stérilisant notre pouvoir d’être et d’agir au présent :
- D’un côté, espoirs de jours meilleurs qui sous-entendent que je mérite mieux que ce que j’ai aujourd’hui, espoirs de devenir autre chose, quelqu’un d’autre, débarrassé de mes handicaps émotionnels, de mes inhibitions, de mes limitations physiques, psychiques ou intellectuelles ;
- De l’autre, craintes et anxiété par rapport à ce qui est à venir, la peur s’insinuant par tous les interstices possibles : mon propre avenir, celui de mes enfants, celui de mon pays, du monde.
Les difficultés économiques, sociales, sanitaires et géopolitiques que nous connaissons actuellement ne font que renforcer ces craintes, à moins que ce ne soit notre immaturité psychique collective qui puisse être la cause de ces difficultés. D’une manière ou d’une autre, un cercle vicieux bien solide existe.
Le nerf vague ventral est appelé par Stephen Porges le nerf de l’engagement social. Ce qui signifie que de son bon fonctionnement dépend la qualité des relations que nous sommes à même de tisser avec autrui et avec nous-même. Et dans l’autre sens, si notre constitution psychique est saine, si nos émotions se régulent facilement et ne se transforment pas en sentiments à long terme, cristallisés sous forme de passions et de traits de caractères ou, pour le dire autrement, si nous savons nous prémunir de la tyrannie des émotions, alors nous pouvons être en harmonie avec nous-même, avec chacun et avec le monde, quelles que soient les difficultés que nous pouvons rencontrer. Car l’existence n’est jamais exempte de difficultés. Alors nous pouvons tout simplement Être, être avec une mesure de liberté suffisante au milieu du monde, si difficile soit-il, et sur le plan de notre physiologie, nous libérons le pouvoir de notre nerf vague au maximum de ses capacités, inégales d’une personne à l’autre sans doute, car déterminées par notre génétique, notre histoire, nos antécédents médicaux et psychologiques, notre environnement, etc.
Nous vivons dans un environnement pollué certes, nous consommons une nourriture mal équilibrée, contenant des pesticides et autre nicotinoïdes, pauvre en fibres et en vitamines bien sûr, la loi de la jungle sévit dans notre intestin où certaines souches bactériennes agressives prolifèrent au dépend d’autres sages mais fragilisées, mais…mais pendant ce temps nous ignorons le monde où règne la plus terrible pollution, celui infesté des toxiques les plus puissants : celui de nos propres émotions individuelles, dont l’addition avec celles de tous les autres individus forment le champ émotionnel de l’humanité.
Nos émotions doivent acquérir le label « bio », en se raffinant, en s’élevant vers le beau et le bien, comme Platon le suggérait déjà : « Le beau, c’est la splendeur du vrai » disait-il.
Et Félix-Antoine Savard de rajouter : « Le vrai, le beau, le bon, d'où qu'ils viennent, sont le trésor de l'humanité ».
Est-ce difficile à imaginer qu’une philosophie vivante, incarnée, autrement dit une sagesse véritable, puisse conduire à une harmonie intérieure, doublée d’une capacité de faire partie du monde de manière créative avec, comme conséquence et non en tant que but et vain espoir, un équilibre de notre organisme dans lequel nos bactéries sont laissées à elles-mêmes, libres d’accomplir les fonctions biologiques pour
lesquelles l’évolution de la vie et des espèces les a destinées ?
Synthèse
Il me paraît judicieux de garder une certaine réserve sur toutes les conclusions qui découlent des données scientifiques aujourd’hui à notre disposition, conclusions qui sont trop souvent utilisées hors de leur contexte, élargies et généralisées plus que de raison, par ceux qui ne sont pas les auteurs des études menées, mais des utilisateurs, comme c’est le cas des laboratoires et de certains praticiens de santé par exemple.
Voici une liste d’éléments que toute recherche sur le microbiote, ainsi que toute application thérapeutique des conclusions qui semblent valides à ce jour devraient tenir compte :
- Les traitements pharmacologiques agissant sur l’inflammation ou sur le microbiote montrent des effets indiscutables. Cependant, nul ne peut encore discerner entre causes et conséquences. Beaucoup de découvertes sur le microbiote résultent en grande partie de l’expérimentation animale, portant même souvent sur des animaux génétiquement sélectionnés pour leurs caractéristiques anormales (souris dépourvues de microbiote par exemple), et les résultats annoncés ne doivent pas se transformer en croyance généralisée :
prudence et d’humilité sont les mamelles de l’esprit scientifique authentique. - Traiter les conséquences s’avère néanmoins utile et profitable aux patients dont la maladie a déjà atteint un certain degré de sévérité. Elle évolue pour son propre compte et peut être très difficilement réversible.
- A titre préventif, et pour les patients qui sont encore dans un registre fonctionnel, ou pour ceux plus sévèrement touchés qui disposent de ressources psychiques plus solides, n’aurait-on pas intérêt à changer de paradigme ? Et passer du statut de patient à celui d’acteur ?
- Peut-on continuer à explorer différentes méthodes plus globales et trouver de nouveaux moyens qui entraînent des résultats tout aussi probants, et capables d’éviter la survenue d’affections plus graves ?
- La science et la médecine pourraient faire des découvertes majeures si, en plus de se concentrer sur l’étude des maladies et de leurs mécanismes – le comment ? – elles se décidaient à essayer de saisir pourquoi tant d’individus restent en bonne santé, parmi ceux qui se nourrissent mal, qui fument, qui sont en contact avec des virus et des bactéries sans développer de symptômes, etc.
Les gènes ne sauraient tout expliquer, comme nous l’avons vu.
Antithèse
On ne peut élaborer correctement une idée que si, après avoir développé sa thèse, on ne fait pas l’économie de l’antithèse.
Dans les faits, il est impossible à la majorité des personnes de réguler correctement leurs émotions. Le développement évolutif auquel nous en sommes actuellement ne le permet pas, il suffit d’observer comment fonctionne la majorité des êtres humains. Ma pratique d’ostéopathe confirme le fait, la plupart des patients que je reçois pour des troubles que l’on pourrait ranger dans ceux directement ou indirectement liés à un déséquilibre du microbiote ne parviennent pas à cet état d’équilibre intérieur et à une gestion émotionnelle suffisants pour permettre un plein déploiement des fonctions de leur nerf vague ventral et à une homéostasie physiologique et microbiotique satisfaisante.
Force m’est donc d’admettre que les moyens que je propose, ainsi que l’acquisition progressive d’une philosophie pratique de la sagesse ne sont pas accessibles à tous, loin de là.
Mais il faut aussi admettre qu’il en est de même avec une approche montante, celle qui cible la diététique et les apports en pro ou prébiotiques. Je vois également nombre de patients qui ne sont pas améliorés par cette approche, ou alors qu’à court terme.
Mais les malades doivent être aidés et soignés : quand leur terrain est trop fragile, leur maladie trop avancée, leurs ressources psychiques dépassées, ils ont besoin de toute l’aide extérieure que la science et la médecine sont capables de leur apporter, au stade où elles en sont de leur compréhension et de leurs connaissances. Nous ne sommes pas coupables de ce que nous ne comprenons encore pas ou mal.
Conclusion
Ayant commencé cet article sur des considérations épistémologiques, je ne peux que le terminer en ayant à l’esprit la pensée du grand épistémologiste que fût Karl Popper. Selon lui, l’approche scientifique véritable consiste non pas à dans une démarche « vérificationniste », mais dans celle de réfutation des hypothèses. La première cherche dans les observations ou les expériences à prouver son hypothèse, tandis que la seconde tente par tous les moyens de déterminer s’il existe au moins un facteur qui
l’infirme. Dans ce cas, l’hypothèse est fausse, ou du moins incomplète.
Par exemple si je fais l’hypothèse qu’un temps pluvieux augmente systématiquement les douleurs d’arthrose du genou, je ne dois pas me contenter de mener une étude qui établirait que cette occurrence se vérifie dans 70% des cas, étude statistique inattaquable à l’appui. N’y aurait-il qu’un pourcent des cas qui ne vérifie pas l’hypothèse, cela suffirait à l’invalider dans sa forme actuelle et à me pousser à la
reconsidérer, ou à chercher les facteurs qui peuvent la contredire.
Pour ce qui est du sujet qui nous concerne ici, s’il est incontestable que de nombreuses études démontrent qu’il existe des relations montantes intestin-cerveau, ce n’est pas scientifique d’élaborer un paradigme et une praxie (la réponse thérapeutique) en faisant fi de l’autre versant de la question, celui des relations descendantes cœur-cerveau-intestin. Et la remarque vaut aussi pour mon point de vue, j’aurais bien tort d’ignorer ce qui a déjà été mis en évidence.
Mais puisqu’il existe des interactions bidirectionnelles, il faut donc que les études portent à part égale sur les deux directions. Pour l’heure, le focus est porté majoritairement sur les interactions montantes, ventre-cerveau.
Les autres, descendantes, correspondent mieux à la conception que je me fais de l’être humain, et c’est pourquoi j’ai souhaité me faire le défenseur de cette cause, qui reste encore le parent pauvre de l’intérêt collectif.
Comprendre les conditionnements et l’impact majeur que possèdent le cerveau, le système nerveux autonome ou encore les bactéries de l’intestin ne signifie pas que le sujet humain ne serait que le fruit ou la marionnette de sa biologie.
Abdiquer sa capacité d’être et de choisir au profit de nos bactéries me paraît d’une désespérance absolue.
Cependant, connaître ce qui nous limite, ce qui pèse sur nous, ce qui agit dans les tréfonds de notre chair, c’est permettre à notre esprit, sinon de s’en affranchir totalement, du moins de connaître les règles du jeu de notre corps et d’utiliser celui-ci pour nous réaliser en tant qu’être humain pensant, conscient et… aimant.
© Eric Marlien 2022